douceur à quatre mains…
je suis entré en coup de vent, cherchant malgré moi à imiter la bise qui faisait rage dehors. à l’intérieur, les sourires qui m’accueillent sont passés au fil du temps de commerçants à complices. le privilège de l’habitué. car comme prévu, comme promis, je suis revenu pour ma dose bimensuelle d’exquise torture, celle qui va me projeter dans de délicieux abîmes de bien-être. mais auparavant, je dois laisser très vite au vestiaire une grande partie du stress de la vie quotidienne si je veux apprécier pleinement l’instant. aussi paradoxal que cela paraisse, il faut être presque détendu pour bien profiter d’un massage. c’est exactement comme si vous rouliez à 200 km/h et…
… que l’on vous obligeait à ralentir d’un coup à 30. brutal. parfois (ça m’est arrivé), on n’arrive à se détendre tout à fait qu’à la toute fin de la séance, quand il est déjà trop tard.
tandis que je suis en plein ralentissement (je n’en suis qu’à 100 km/h environ), elle se présente devant moi et me tends la main. je la lui serre. jamais je n’ai détecté dans cette main douce et menue cette force qui, plus tard, comme à chaque fois, extirpera de mon corps fatigue et tension. cette fois, elle me propose une partition à quatre mains. laisser pénétrer une tierce personne dans cette « intimité » qui est la nôtre depuis des mois? au fond pourquoi pas, me surprends-je à répondre, même si je ne suis pas très chaud (c’est comme ça quand on me prend à froid :))…
désormais allongé sur la table, j’attends les deux jeunes femmes. puis, au son d’un « bonjour » prononcé par une voix inconnue, je redécouvre soudain la pudeur, cette pudeur qui ne m’a certes jamais quitté mais qui avait appris à se taire après des mois d’un rituel familier. et pourtant, celui-ci n’est pas très différent de celui que je connais par coeur: le bruit d’étoffe que fait la robe à chaque pas, les déplacements discrets, le silence observé pour ne pas risquer de rompre l’harmonie de l’instant, l’huile essentielle dont s’enduisent les mains… tout est pareil à ceci près que, cette fois, il y a comme un écho à chacun des gestes que j’entends sans voir. car l’une d’elles a pris soin de placer sur mes yeux une petite serviette pour m’aider à me relaxer. la pensée me traverse l’esprit que cela fait partie d’un jeu dont le but consistera à deviner à qui appartiennent les mains qui se poseront sur moi.
et voici qu’elles commencent par les jambes. être touché par quatre mains à la fois crée une impression étrange. je me prends à imaginer une sorte de monstre féminin (charmant, m’empressé-je d’ajouter pour ne pas froisser les deux intéressées, dont l’une au moins pourrait me lire) à quatre bras, assis en tailleur à l’autre bout de la table et qui force avec douceur une poignée de mortels triés sur le volet à entrer dans un monde de volupté. je réprime un sourire à cette idée tandis que je sens mes deux jambes investies en même temps dans un mouvement parfaitement synchronisé. ce qui fait naître immédiatement en moi l’image de nageuses olympiques, une pince sur le nez, effectuant à deux, avec la grâce de danseuses étoiles, une même et parfaite chorégraphie. l’espace d’un instant, je me prends aussi pour quelque sultan prenant du bon temps avec deux des femmes de son harem. mais ce cliché ne me correspond pas et me détourne du plaisir tactile dont le moment est rempli. assez donc d’imagination, je décide de me laisser aller à cette nouvelle expérience d’une riche douceur.
au fait, qu’y a-t-il dans le prolongement des jambes? vous allez rire mais, avec toutes ces considérations, j’en étais presque arrivé à oublier mes pieds. cette fois, elles sont deux sur leur plante, s’acharnant avec art et tendresse à tenter de faire chuter la dictature de mon stress. comme d’habitude, les quelques minutes que dure l’exercice sont impressionnantes de sensations multiples, toutes plus savoureuses les unes que les autres, non pas doublées mais décuplées par l’action simultanée des quatre mains. chaque nanoseconde qui passe renforce mon capital bien-être, chaque manipulation me pousse plus avant dans le pays des merveilles. ces mains ont décidément un pouvoir immense, celui de vaincre toute gêne et de contraindre à une certaine plénitude.
l’expression « on s’occupe de moi » ne saurait être mieux choisie, car tandis que les deux jeunes femmes s’affairent sur mon torse et mes bras, je ne sais plus qui est qui, qui fait quoi. je me concentre pour tenter de reconnaître celle à qui, tous les quinze jours, j’offre un corps empoisonné et qui fait tout pour me le reconstruire l’espace d’une toute petite heure. en vain. le doigté des deux jeunes femmes est si identique qu’il est parfaitement impossible de le distinguer. et cette impression déroutante mais finalement ô combien délicieuse se confirmera quand à la fin elle s’attarderont sur mon dos, créant par la fluidité de leur geste une sorte de caresse continue.
lorsque le gong a retenti, assorti du tant redouté « je vous laisse reprendre vos esprits et je vous attends derrière la porte » (à ceci près que cette fois, elle utilise le « on »), la gêne et la pudeur du début avaient totalement disparu. de sorte que j’en suis venu à regretter de n’en avoir pas profité davantage. mais qu’importe, le contact de leurs doigts sur mon corps est encore très présent, et je vais emporter avec moi, dans cette nuit de novembre, qui commence à peine mais qui promet d’être glaciale, le souvenir ébloui d’un moment de vie intense et quasi divin…
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