quelques secondes de bien-être

le rituel est toujours le même. je suis
allongé sur le dos, une serviette couvrant la partie inférieure de mon corps et
une autre, roulée sous la nuque en guise d’oreiller. durant ce court moment de
solitude, je me laisse déjà envahir par cette musique relaxante. la lumière est
tamisée et l’atmosphère apaisante, le sol est en marbre sombre et les meubles
sont en bois précieux. ici tout concourt à la sérénité. la pièce donne sur la rue,
et pourtant je me sens déjà loin de la foule déchaînée,
sourd aux bruits agressants de la ville. ne manque
plus qu’elle, complice de mon bien-être, devineresse de mes douleurs, elle qui,
dans un instant…

… va de ses mains agiles m’entraîner dans des vertiges de sensations exquises, à chaque fois nouvelles, à chaque fois
renouvelées, et me forcer à la détente. dans un instant, je ne serai plus qu’une pâte
à modeler consentante dont la seule raison d’être sera de se laisser pétrir dans un demi-sommeil réparateur. ce délice bimensuel, je l’attends
comme une récompense et un cadeau.

soudain, elle entre. en silence, sans doute
par respect pour mes yeux que j’ai fermés pour lui faire comprendre ma disposition d’esprit. je devine qu’elle marche pieds nus car je n’entends de ses
déplacements que le bruit d’étoffe que fait sa robe à chacun de ses pas. avant
toute chose, elle saisit délicatement la serviette qui me recouvre à moitié et
la remonte à mon cou: elle commencera donc par les jambes pour finir
par le dos. comme si cette progression ne pouvait avoir d’effet qu’accomplie
dans cet ordre-là. j’entends la jeune femme se diriger vers un petit plateau où
sont disposées ses huiles essentielles – elle sait que je ne jure que par l’huile
relaxante et s’en enduit les mains d’office.

mais elle a appris à me connaître et
commence d’emblée par les pieds. quiconque n’a jamais connu ça ne peut pas comprendre
et croira même que j’exagère en affirmant que c’est presque une jouissance.
elle n’est pas réflexologue mais elle a comme des yeux au bout des doigts et sait
presque d’instinct ce qui me fait du bien. aussi se livre-t-elle à de petits
mouvements circulaires à peine appuyés sur certaines parties de la voûte,
étirant les orteils pour calmer les tensions. j’ai déjà les yeux fermés mais je les sens se fermer davantage, comme pour mieux savourer ce plaisir que les mots sont tout à fait impuissants à traduire…

puis elle s’attaque aux jambes avec toute
la ferme douceur d’une guerrière amoureuse. un peu plus tard, elle s’attardera
sur le ventre, posant sur mon plexus une main qu’elle aura pris soin de
réchauffer en la frottant vigoureusement contre l’autre. la chaleur intense procure
instantanément un effet soulageant. puis elle décrira des cercles à l’endroit
de la région intestinale, accompagnant ses gestes de cette remarque, mi-question
mi-affirmation: "vous avez l’estomac noué, vous avez fait des excès cette
semaine?". je sens comme une tendresse souriante dans cette voix calme. je
ne réponds pas car je sais qu’elle sait qu’elle a raison: elle l’a senti. de
toute façon, j’ai autre chose à faire, concentré que je suis sur ses mains qui plongent dans mes entrailles
pour en extirper le mauvais oeil.

puis vient le moment à la fois tant redouté
et tant apprécié où elle me susurre presque à l’oreille: "on va essayer de
se retourner". cruelle. je fais ce que je peux pour m’extraire de ma
léthargie volontaire, tentant de bouger cette carcasse qui semble soudainement
peser des tonnes, lamentin que je suis en cet instant précis. le retournement
s’effectue au prix d’un effort presque pathétique dont la jeune femme s’amuse
toujours discrètement, étonnée de l’effet qu’elle produit sur moi, attendant
patiemment, la serviette contre elle, que je sois sur le ventre, le visage dans
la têtière, pour me la reposer sur le dos, signe qu’elle va d’abord s’occuper
de mes jambes…

mais la vraie récompense vient tout à la
fin, comme si la détente du dos devait conditionner la qualité des heures qui
suivront mon départ de cet endroit hors du temps. ce qui est absolument juste. comme
tout à l’heure, elle frotte ses deux mains l’une contre l’autre et, estimant
suffisante la chaleur emmagasinée, les pose sur la région lombaire.
comme tout à l’heure, l’effet est incroyablement apaisant.

à tel point que parfois, l’espace de quelques
minutes, tandis qu’elle s’active sur mes omoplates et s’évertue à "assouplir" ma nuque, je perds la conscience de mon corps, désespérément rivé à cette
table, et me prends à vadrouiller en rase-mottes dans les régions inexplorées
du moi second. je m’endors, quoi. mission accomplie, ces mains si douces et si
bienfaisantes peuvent être fières d’elles: elles sont parvenues à m’arracher au
stress, à terrasser mes tensions, à convertir ma fatigue en bien-être…

et c’est toujours au moment précis où je me
sens léger, au point d’oublier qui je suis, que j’entends sa petite voix, presque
câline, me chuchoter à l’oreille: "je vous laisse reprendre vos esprits et
je vous attends derrière la porte"… cruelle…

c’est déjà fini. désormais seul dans cette
pièce devenue presque froide, je tente de profiter de ce bonheur fugace qu’il
va me falloir quitter définitivement… jusqu’à la prochaine fois, dans deux
semaines. ce retour à la réalité – le vide insensé dans lequel elle m’a laissé –
est une vraie souffrance. et, après m’être accroché encore mentalement, pour
quelques ultimes instants, à la sensation de ses mains, j’achève de
"revenir à moi". c’est comme une seconde naissance. et à chaque fois, j’ai
envie de crier à pleins poumons que c’est bon d’être en vie…